CO-EMPLOI : DÉLIMITATION STRICTE DE LA NOTION PAR UN ARRÊT DE PRINCIPE DE LA COUR DE CASSATION
Par Emilie Meridjen, associée en droit du travail et Camille Janson, collaboratrice.
Le 25 novembre dernier, les chambres sociales de la Cour de cassation, réunies en formation plénière, ont rendu une décision majeure en matière de co-emploi dans une affaire à laquelle était partie la société AGC France, représentée par Maître Emilie Meridjen (avocate à la Cour) et par Maître Julie Buk-Lament (avocate à la Cour de cassation).
Cet arrêt est destiné à la plus large diffusion (P+B+R+I : bulletin, rapport, site internet).
Dans cette décision, la Cour de cassation considère que l’application de la notion de co-emploi doit être réservée aux cas où l’immixtion de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale est « permanente » et conduit « à la perte totale d’autonomie d’action » de la filiale.
En 2012, la société AGC David Miroiterie – qui appartenait au groupe japonais AGC et qui était présidée par la société AGC France – a été contrainte de cesser son activité en raison de difficultés économiques, et de licencier l’ensemble de son personnel.
Plusieurs salariés ont contesté leur licenciement devant le conseil de prud’hommes. Afin de se prémunir du risque d’insolvabilité de la filiale, ils ont également dirigé leur action à l’encontre de la société mère, AGC France, revendiquant la qualité co-employeur de cette dernière.
La notion de co-emploi permet en effet d’engager la responsabilité de la société mère qui se serait immiscée dans la gestion de sa filiale, quand bien même il n’existerait pas de contrat de travail ni de lien de subordination entre elle et le salarié.
Elle est donc régulièrement invoquée par les salariés dans le cadre de licenciements pour motif économique prononcés par une filiale. Le risque de défaillance de la filiale conduisant ainsi les salariés à rechercher la responsabilité d’une entité solvable au sein du groupe.
Comme l’a rappelé Madame le conseiller rapporteur lors de l’audience « l’objectif premier du co-emploi était de rechercher le véritable décideur au sein d’une entreprise, ayant pour conséquence de faire entrer une société tierce dans la relation contractuelle avec le salarié et de percer les écrans de la personnalité morale ».
La Cour de cassation avait impulsé la jurisprudence en matière de co-emploi avec l’arrêt « Aspocomp » du 19 juin 2007, dans lequel elle avait retenu la responsabilité de la société mère d’un groupe, estimant que la triple confusion « d’intérêts, d’activités et de direction » était caractérisée alors même que les faits sur lesquels reposait cette décision étaient minces. Une brèche était ouverte dans laquelle s’étaient alors engouffrés de nombreux salariés.
Afin d’endiguer le risque économique majeur que représentait le co-emploi, la Cour de cassation a mis un coup de frein à cette jurisprudence par l’arrêt Molex du 2 juillet 2014 par lequel elle décidait que le co-emploi devait se situer « au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer ».
Elle s’est ainsi attachée à dessiner les contours de ce concept de manière très restrictive afin qu’il ne soit admis que de manière exceptionnelle.
C’est dans cette lignée que s’inscrivait l’argumentaire développé par Maître Emilie Meridjen qui a défendu la société AGC France devant le conseil de prud’hommes en 2015, lequel avait écarté la responsabilité d’AGC France puis, devant la Cour d’appel de Caen.
A l’instar de certaines cours d’appel, réfractaires à la jurisprudence restrictive de la Haute Cour, la Cour d’appel de Caen a retenu la responsabilité de la société mère au motif que le co-emploi aurait été caractérisé notamment par le fait que la filiale ait délégué à la société mère la gestion de ses ressources humaines (sur une durée très limitée), la gestion administrative, sa trésorerie et qu’à la fermeture la société mère ait repris à son profit les actifs de la filiale.
Saisi d’un pourvoi formé par la société AGC France, alors représentée par Me Julie Buk-Lament, avocate à la Cour de cassation, la Haute Cour a choisi cette affaire pour réinterroger sa définition du co-emploi. Les conseillers ont ainsi été réunis en « formation plénière des chambres sociales » pour examiner cette question et rendre une décision commune.
La question posée à la Cour était de savoir si les agissements de la société mère (AGC France) au bénéfice de sa filiale (AGC David Miroiterie) n’étaient qu’une illustration de l’état de domination normale liée à l’appartenance à un groupe, ou si au contraire ils caractérisaient une situation de perte totale d’autonomie d’AGC David Miroiterie.
L’intérêt de cette affaire a en conséquence été présenté par Madame le conseiller rapporteur comme permettant de tracer la ligne rouge à ne pas franchir entre ces deux notions.
Lors de l’audience, l’Avocate générale a souligné qu’il était difficile de savoir ce que la Cour de cassation mettait derrière les critères dégagés par l’arrêt Molex. Elle rappelait que la jurisprudence de la Cour de cassation doit permettre aux juridictions de rendre des décisions éclairées et compréhensibles pour les justiciables. Selon elle, la liste d’éléments retenus par la cour d’appel de Caen est longue mais l’arrêt n’explique pas en quoi ces éléments caractériseraient une immixtion anormale de AGC France dans la gestion d’AGC David Miroiterie.
La Cour de cassation a rendu une décision radicale, en ces termes : « En se déterminant ainsi, sans caractériser une immixtion permanente de la société AGC France dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière, la cour d’appel a privé sa décision de base légale. »
L’apport de cette décision est majeur, il fait définitivement tomber le couperet sur le concept de co-emploi qui ne devrait plus être admis que de manière exceptionnelle.
Cette solution s’inscrit dans la logique juridique du fonctionnement d’un groupe de sociétés, lequel implique nécessairement des relations plus ou moins étroites entre les sociétés qui le composent.
Elle est également source de sécurité juridique et permettra sans doute aux groupes d’y voir plus clair dans leurs interactions notamment en cas de restructuration. Cet éclairage est particulièrement louable dans une période où le contexte économique conduit de nombreuses entreprises à procéder à des réorganisations.
Emilie Meridjen, Associée en droit du travail et Camille Janson, Collaboratrice en droit du travail