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REQUALIFICATION EN SALAIRES DES GAINS DE MANAGEMENT PACKAGES : LE CONSEIL D’ETAT ENFONCE LE CLOU !

A retenir :

Dans un arrêt du 28 janvier 2022, le Conseil d’Etat (i) confirme la lecture adoptée dans ses arrêts de juillet concernant les critères pouvant mener à une requalification des gains issus des management packages en traitements et salaires et (ii) confirme la possibilité pour l’administration fiscale de traiter de tels gains comme des salaires lorsqu’ils sont réalisés par l’intermédiaire d’une société holding sans substance, sur le fondement de la procédure de répression des abus de droit.

Venant en complément des arrêts de juillet 2021, cet arrêt confirme qu’il est plus que jamais nécessaire de recourir aux mécanismes légaux d’intéressement des salariés au capital (principalement les plans d’attributions gratuites d’actions) et d’éviter au maximum les clauses juridiques qui contraignent les managers dans la gestion de leurs actions.

Quelques mois après les arrêts remarqués du 13 juillet dernier (décisions n°428506, 435452, et 437498), le Conseil d’Etat s’est de nouveau prononcé en matière de management packages, par une décision du 28 janvier 2022 (n°433965), et plus particulièrement sur la possibilité pour l’administration fiscale de requalifier une plus-value de cession de titres, réalisée par une société holding, en traitements et salaires imposables entre les mains de l’un de ses associés, résident français.

I. Rappel des faits

A l’occasion du rachat du groupe Editis par la société Wendel Investissement en 2004, un cadre dirigeant du groupe Editis avait acquis, pour un montant global de 75 000 euros, 37 500 actions de la société Odyssée Management (auxquelles étaient attachés 87 500 BSA ratchet), détenue indirectement par le groupe Wendel et regroupant les cadres du groupe Editis associés à l’opération de rachat.

En décembre 2005, ce cadre dirigeant a cédé ses actions pour leur prix d’acquisition à une société holding patrimoniale de droit belge créée peu avant, dont son épouse et lui-même détenaient l’usufruit des parts et leurs enfants la nue-propriété. La société holding belge a ensuite cédé les actions d’Odyssée Management en 2008 à l’occasion du débouclage du LBO sur le groupe Editis, pour un montant de 1 212 746 euros, générant ainsi une plus-value de 1 137 746 euros totalement exonérée d’impôts en application des dispositions combinées de la convention fiscale entre la France et la Belgique et du droit interne belge.

L’administration fiscale a estimé que la société holding belge était dépourvue de substance économique et avait été interposée entre ledit cadre dirigeant et Odyssée Management dans le but exclusif de faire échapper le gain résultant de la cession des actions à l’impôt normalement dû en France. Elle a donc écarté l’existence de cette société holding, par application de la procédure de l’abus de droit fiscal, et a ensuite requalifié une partie du gain de cession en l’imposant en France entre les mains du cadre dirigeant, à hauteur de 60 % dans la catégorie des traitements et salaires et à hauteur de 40 % selon le régime des plus-values de cession de titres.

Dans un premier temps, le tribunal administratif de Paris a confirmé l’existence d’un abus de droit fiscal mais a estimé que le gain en litige devait être imposé pour sa totalité suivant le régime des plus-values.

Puis, la Cour administrative d’appel de Paris, après avoir également confirmé l’existence d’un abus de droit, a considéré que la totalité du gain de cession était imposable en traitements et salaires entre les mains du dirigeant, après avoir procédé à une substitution de base légale.

Saisi d’un pourvoi en cassation par le contribuable, le Conseil d’Etat a notamment eu à se prononcer (i) sur la validité de l’interposition d’une société holding étrangère dans le cadre d’une cession de droits sociaux et (ii) sur la requalification de gains de cession d’actions dans le cadre de dispositifs de management packages.

II. Sur l’interposition d’une société holding de droit étranger et la mise en œuvre de l’abus de droit

Conformément aux dispositions de l’article L. 64 du Livre des Procédures Fiscales (LPF), l’administration fiscale peut écarter, comme ne lui étant pas opposables, certains actes passés par le contribuable, s’ils ont un caractère fictif (abus de droit par simulation) ou s’ils sont motivés par un but exclusivement fiscal et recherchent le bénéfice d’une application littérale des textes, contraire à l’objectif poursuivi par leurs auteurs (abus de droit par fraude à la loi).

Par ailleurs, en cas d’abus de droit par fraude à la loi, la jurisprudence considère que la présence d’un montage artificiel, à savoir dénué de substance économique, suffit à elle seule à caractériser la contrariété à l’objectif poursuivi par le législateur.

a. L’absence de substance économique

Dans sa décision du 28 janvier, le Conseil d’Etat confirme tout d’abord que la société holding belge était dépourvue de substance économique.

A cette fin, il s’est appuyé sur un faisceau d’indices et notamment que :

  • La société holding belge avait été créée peu de temps après l’acquisition des titres d’Odyssée Management par le cadre dirigeant ;
  • Elle ne disposait ni de locaux, ni de moyens, ni de personnel, son siège étant situé dans une entreprise de domiciliation ;
  • Elle avait réglé l’acquisition des actions d’Odyssée Management auprès du cadre dirigeant par une simple inscription au crédit du compte-courant d’associé ouvert au nom de celui-ci ;
  • Elle ne disposait d’aucune autonomie de gestion sur les actions d’Odyssée Management, compte tenu des stipulations du pacte d’actionnaires conclu par les associés de celle-ci et du droit de veto sur les décisions importantes attaché à l’unique part détenue par une filiale de Wendel Investissement dans Odyssée Management ;
  • Son seul actif immobilisé entre sa création et 2008 était sa participation dans la société Odyssée Management et, à la suite de cette cession, elle ne détenait plus aucun actif immobilisé.

b. Le caractère exclusivement fiscal de l’opération

Par ailleurs, le Conseil d’Etat a considéré que l’interposition de la société holding de droit belge avait pour unique objectif de permettre au cadre dirigeant de ne pas supporter l’imposition à laquelle il aurait normalement été assujetti s’il avait lui-même cédé les actions d’Odyssée Management.

Le contribuable a, en vain, soutenu, d’une part, que la création de la société holding était justifiée par un objectif de transmission patrimoniale au profit de ses enfants dans la mesure où ces derniers détenaient la nue-propriété des parts de la société, et, d’autre part, que le principe de liberté d’établissement prévu par le droit de l’Union européenne l’autorisait à rechercher une fiscalité plus avantageuse dans un autre Etat, concomitamment à cet objectif patrimonial.

Le rapporteur public a toutefois écarté ces arguments en estimant tout d’abord que l’objectif de transmission patrimoniale pouvait être rempli par la création d’une société holding en France et que, le contribuable et ses enfants n’ayant aucune attache en Belgique, la domiciliation de la holding en Belgique ne pouvait avoir un but autre que fiscal.

Autrement dit, ce n’est pas l’interposition d’une société holding qui pose problème en soi, mais l’implantation de cette société sans substance en Belgique afin de bénéficier d’une exonération intégrale d’impôt sur les plus-values. Comme le rappelle le rapporteur public, « la finalité familiale et patrimoniale de cette société n’impliquait pas, s’agissant de résidents fiscaux français et domiciliés en France, qu’ils la créent en Belgique, si ce n’est pour bénéficier des dispositions de l’article 192 du code belge de l’impôt sur les revenus ».

S’agissant des libertés européennes invoquées par le contribuable, le rapporteur public, s’il consent à considérer que « créer une société holding en Belgique n’est pas en soi abusif », rappelle que la liberté d’établissement ne fait pas obstacle à la constatation d’un abus de droit si les conditions sont remplies, ce qui était le cas en l’espèce.

L’ensemble des conditions nécessaires à la qualification d’un abus de droit étant réuni, le Conseil d’Etat a finalement considéré que l’administration fiscale était en mesure d’écarter l’acte de cession des titres d’Odyssée Management à la société holding belge. Le contribuable était donc réputé n’avoir jamais cédé ses titres à ladite société holding et le gain de cession de ses actions devait alors être imposé à l’impôt sur le revenu entre ses mains.

III. Requalification du gain de cession en traitements et salaires

Une fois l’interposition de la société holding écartée par l’effet de l’abus de droit, le Conseil d’Etat a dû déterminer la catégorie d’imposition du gain de cession des titres de la société Odyssée Management.

Le Conseil d’Etat et son rapporteur public ont d’abord relevé que :

  • Le groupe Wendel avait élaboré et mis en place des instruments juridiques et financiers pour associer certains cadres dirigeants du groupe Editis à l’opération de LBO et leur permettre d’appréhender une partie du gain réalisé lors de la revente du groupe Editis par un mécanisme de partage de plus-value (« BSA ratchet ») ;
  • La souscription des actions d’Odyssée Management par les cadres dirigeants était subordonnée à leur engagement de les revendre au groupe Wendel en cas de cessation de leurs fonctions ;
  • Aux termes du pacte d’actionnaires conclu entre les associés d’Odyssée Management, les cadres dirigeants bénéficiaient (i) d’une garantie de rachat de leurs actions en cas de revente par cession à un tiers et (ii), en cas d’introduction en bourse de la société cible, d’une garantie de valorisation de leurs titres en devenant actionnaires de cette société par absorption d’Odyssée Management ;
  • Bien que minoritaire, le groupe Wendel avait gardé le contrôle de la société Odyssée Management grâce à l’émission d’une golden share.

En s’appuyant sur les principes posés dans ses trois décisions du 13 juillet 2021, le Conseil d’Etat a confirmé que ce gain devait être regardé comme acquis non à raison de sa qualité d’investisseur, mais en contrepartie de ses fonctions de dirigeant et donc être imposé dans la catégorie des traitements et salaires et non selon le régime des plus-values de cession.

IV. Conclusion

De nombreux enseignements peuvent être tirés de cette décision, tant sur l’interposition d’une société holding patrimoniale dans les schémas de LBO que sur les risques de requalification des gains issus de management packages.

Concernant les critères de requalification des gains issus des management packages, le Conseil d’Etat réaffirme les principes posés dans ses décisions du 13 juillet 2021 en reprenant la même grille de lecture quant aux conditions de requalification de ces gains.

Il confirme également, si besoin en était, que les principes dégagés dans ses arrêts de juillet dernier en matière de bons ou d’options de souscriptions d’actions sont transposables aux cessions d’actions elles-mêmes.

Il écarte également l’appréciation d’éventuels critères relatifs à la prise de risque en tant qu’investisseur (prix d’entrée, aléa financier, niveau de profit) et focalise son raisonnement sur les mécanismes contractuels auxquels est soumis le dirigeant dans le cadre de son investissement, pour déterminer si ce gain est acquis à raison de la qualité d’investisseur du cédant ou en contrepartie de ses fonctions de salarié.

Quant à l’interposition d’une société holding, la présente décision s’inscrit dans la continuité de l’analyse jurisprudentielle relative aux gains de managements packages par l’intermédiaire de sociétés holdings.

En effet, comme l’a encore récemment jugé le tribunal administratif de Paris (TA Paris, 5 janvier 2022, n° 2009524), l’administration fiscale ne peut pas requalifier un gain de cession en traitements et salaires s’il a été réalisé par l’intermédiaire d’une société holding (par exemple une SCI soumise à l’IS ou à l’IR – voir CE, 27 juin 2019, n° 420262), sans avoir préalablement écarté l’existence de celle-ci via la procédure de l’abus de droit fiscal.

Sur les critères relatifs à la substance économique d’une société holding, le Conseil d’Etat énumère une série de critères permettant de confirmer ou non cette substance, dont notamment la présence ou non de locaux, de matériel ou d’employés, la diversité des actifs gérés et la liberté de gestion de tels actifs par la société.

Ces critères devant être appréciés globalement, il est difficile de distinguer ceux qui semblent essentiels de ceux qui ne sont qu’accessoires. Par exemple, une société holding patrimoniale, par nature dépourvue de locaux, de matériels ou de moyens, a-t-elle une substance économique suffisante par la seule gestion d’un portefeuille d’actifs diversifié ? Quid si cette société holding ne détient pendant qu’un temps une seule catégorie d’actifs mais réinvestit économiquement le produit de cession de ses titres ?

De même, dans cette affaire, le caractère exclusivement fiscal de l’opération semble assez nettement ressortir de l’implantation de la société dans un pays où la fiscalité sur ce type d’opération est nulle, et alors que les contribuables n’avaient a priori aucune autre raison pour y installer leur société holding.

Dans ses conclusions, le rapporteur public indique que la solution aurait été différente si la société holding avait été constituée en France, car l’interposition d’une société holding patrimoniale pouvait, en soi, se justifier par des motifs patrimoniaux de transmission.

Dans une telle hypothèse, la solution aurait-elle cependant été différente et l’abus de droit écarté ? Rien n’est moins sûr dans la mesure où Olivier Fouquet semblait être d’un autre avis, dans le cadre de ses commentaires des arrêts « Wendel Solfur » du 12 février 2020, en écrivant que « ce qui nous semble constituer un abus de droit, puisque telle est notre opinion, ce n’est pas le seul fait d’optimiser le choix de la localisation d’une société pour les actions émises afin de profiter des avantages fiscaux comparatifs au sein de l’Union européenne, mais de constituer une structure ad hoc, artificielle, sans aucune substance propre ni existence ou justification autonome, dans le seul but de se placer dans une situation fiscale donnée ».

En résumé, la confirmation de la nouvelle grille de lecture adoptée par le Conseil d’Etat en juillet dernier ainsi que le risque accru de requalification de holdings interposées dans le cadre d’éventuelles procédures d’abus de droit confirme la nécessité, pour la pratique, d’avoir recours, lorsque cela est possible, aux outils légaux d’intéressement des salariés au capital, notamment les plans d’attribution d’actions gratuites ou les bons de souscriptions de parts de créateurs d’entreprises (BSPCE).

Lorsque leur mise en place n’est pas possible et que des plans de management packages sont structurés sous la forme d’acquisitions d’actions par les managers, la requalification du gain de cession en traitements et salaires sera possible chaque fois que « le gain est regardé comme acquis, non à raison de la qualité d’investisseur du cédant, mais en contrepartie de ses fonctions de salariés ».

Pour réduire les risques de requalification, il conviendra ainsi de décorréler, autant que possible, le statut d’actionnaire du manager de son statut de salarié. Cela devrait notamment passer par la nécessaire suppression des mécanismes de leavers (dans lesquels le manager s’engage à céder ses actions en cas de cessation de ses fonctions salariées), le remplacement des clauses d’incessibilité pour les managers par des clauses de préemption et la limitation des mécanismes entrainant une absence de contrôle des managers sur les sociétés dans lesquelles ils ont des participations (actions sans droit de vote, golden shares au profit des fonds, etc.).

 

Thomas Verdeil, Jean Barrouillet, Mathieu Michno